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MOGNÉVILLE
Journée du 29 août 1944

Les derniers communiqués de la radio laissent à la population l'espoir d'une prochaine libération du village, libération qu'on escompte rapide en raison de la position avancée des colonnes alliées et du départ précipité au cours de la nuit précédente, du dernier détachement allemand cantonné à Mognéville depuis le 27.

8 heures : Deux voitures automobiles décapotées, transportant des officiers allemands traversent le village à vive allure, se dirigeant vers Robert-Espagne.

Quelques minutes plus tard, plusieurs rafales de mitraillette crépitent dans le lointain, et la direction de la mitraille semble concorder avec le passage des voitures qui doivent être maintenant entre Couvonges et Beurey.

10 h 30 : Les Allemands, arrivés au village aux environs de 9 heures, déferlent subitement dans les rues, tirant dans toutes les directions, s'introduisant dans les maisons, à la recherche des hommes qu'ils arrêtent.

Ils s'assurent qu'ils ne sont pas armés et les rassemblent sur le trottoir qui borde la grand'rue.

Arrive alors une voiture qui stoppe devant le groupe. Un jeune sous-lieutenant en descend et donne des ordres à la troupe. Aussitôt le ramassage de tous les hommes commence.

... Commence aussi la lutte d'un homme contre la meute des assassins.

Le combat de Maître Rouy, réfugié avec sa famille dans le village éloigné de Revigny, centre ferroviaire bombardé...

Apprenant l'arrestation de la plupart de ses camarades, Maître Rouy délègue sa femme auprès de M. Apert, arrêté lui aussi, afin de lui demander si sa présence ne serait pas de quelque utilité.

Lorrain, Me Rouy est, en effet, persuadé que sa connaissance parfaite de la langue allemande lui permettra de tirer tout le monde de ce mauvais pas. N'osant prendre parti, M. Apert lui conseille plutôt d'attendre.

Me Rouy n'en décide pas moins de se joindre à eux. Dans une tenue, intentionnellement des plus correctes, l'allure dégagée, il s'approche de la troupe, arrivant dans le dos des soldats qui se retournent surpris. Il salue crânement l'officier et se présente :

« Vous arrêtez, paraît-il, tous les hommes. Aucun de vos soldats n'est entré chez moi, mais je ne vois pas la raison pour laquelle je me soustrairais à cette mesure, ayant pleine confiance en la correction de l'armée allemande. »

Le sous-lieutenant, très certainement flatté, le dévisage attentivement et, après lui avoir fait décliner ses qualités, l'invite non sans hésitation, à se joindre au groupe.

Les mitrailleuses sont braquées sur les hommes et le village est cerné.

Sous bonne escorte, la colonne de captifs (80 hommes) est conduite à la Mairie et enfermée dans la salle de théâtre.

Il est midi. Seuls, deux soldats. assurent leur garde, grenades en mains. Les fenêtres de la salle sont restées ouvertes, ce qui permet aux femmes d'apporter vivres et vêtements.

Me Rouy refuse pourtant toute nourriture. Il engage aussitôt la conversation avec les sentinelles qu'il interroge sur leur provenance, sur les officiers qui les commandent, leur situation de famille, leur caractère.

Il réunit ainsi les renseignements qui - il l'espère - lui seront tout à l'heure de la plus précieuse utilité.

Continuant ses investigations, il apprend finalement que le capitaine, un homme d'ordinaire très bon et père de famille, est dans un état voisin de la furie, ayant essuyé des coups de feu du maquis.

Se souvenant des suspectes rafales du matin, Me Rouy ne cache plus la gravité de la situation. Il a tout d'abord l'idée d'envoyer une jeune fille, par la route, jusqu'à Sermaize, afin de prévenir les F.F.I. (qui tiennent les bois du S.W.) que le moindre coup de fusil risque de les perdre tous... Ne voyant personne, il abandonne ce projet, non sans inquiétude, certes, car le temps passe...

13 h 30 : Les femmes apeurées apprennent aux otages que Couvonges est en flammes. Me Rouy obtient des sentinelles l'autorisation de sortir pour se rendre compte de l'exactitude de ces déclarations, car jusqu'ici, les bruits les plus fantaisistes ont circulé. La nouvelle est malheureusement vraie.

La peur s'empare de tous.

C'est l'attente anxieuse du sort réservé au pays, quand, tout à coup, une noire colonne de fumée s'élève au-dessus des premières maisons du village. Tout le monde s'élance vers les fenêtres, vers les portes. C'est alors le départ des femmes qui se sauvent vers les bois, emportant les objets les plus précieux ou indispensables.

Me Rouy calme l'anxiété de ses camarades, se précipite vers les sentinelles, insistant puis suppliant qu'elles le mettent en rapport avec leur capitaine. Ce dernier est absent ; le lieutenant aussi.

« Conduisez-moi, leur dit-il alors, vers celui qui commande dans le village. »

Les sentinelles se concertent et comme dès le début il a su gagner leur confiance, elles se décident à envoyer l'un des leurs à la recherche de l'incendiaire.

Quelques minutes s'écoulent et voilà qu'arrive sur un vélomoteur le grand ordonnateur du sinistre. Intentionnellement, il dépasse de quelques mètres Me Rouy, qui se tient à deux pas devant ses compagnons, afin de l'obliger à aller vers lui. Dissimulant sa rage, Me Rouy n'hésite pourtant pas.

Tour à tour, il proteste, supplie tandis que la brute l'écoute sans broncher pour finalement s'adoucir et répondre :

« J'ai eu pour mission d'incendier tout le village ; mais jusque-là une seule grange brûle; il m'était d'ailleurs impossible d'en faire moins, car le capitaine, qui doit être à Couvonges, veut pouvoir, par le feu et la fumée, se rendre compte de l'exécution de son ordre... Je vous promets de m'en tenir à cette grange, au surplus isolée. »

Puis, se ravisant :

« Mais, si le capitaine devait revenir, je ne pourrais plus rien garantir. »

Se confondant en remerciements, Me Rouy obtient alors, non sans peine, la promesse formelle que dans ce dernier cas, il serait appelé. Les minutes s'écoulent, interminables, dans une atmosphère fiévreuse.

C'est l'affolement général quand une dizaine d'immeubles s'enflamment simultanément.

Me Rouy n'attend pas. Il arrive aux gardiens, les conjurant de le conduire vers le capitaine. Tandis qu'il parlemente, un cycliste arrive, réclamant justement l'interprète. Amené sur la place, Me Rouy, en attendant d'être reçu par l'officier, s'entretient avec les soldats cherchant à les apaiser.

Il y réussit un moment si bien que, lorsque l'un d'eux, lançant avec force sa casquette par terre, s'écrie :

« Ce n'est plus de la guerre ! Cela m'écœure à tel point que je préférerais être obligé de rentrer pieds nus en Allemagne, plutôt que d'être contraint d'assister à de pareilles horreurs ! »

Il doit intervenir rapidement de crainte d'être suspecté de fomenter la révolte dans la troupe … et l'homme, compréhensif, s'éloigne en silence !

La conversation se poursuit et voilà que l'un des soldats, à la taille plus élancée, au regard franc, jusque là muet et que rien dans son uniforme ne peut différencier des autres, -et pourtant- s'approche et, sans le moindre préambule, en un français parfait, lui chuchote distinctement:

« Je vous en prie, Monsieur, ne les écoutez pas... »

Mais déjà son voisin le coupe sèchement, à la fois méfiant et furieux:

« Ne deviens-tu pas fou de parler français à l'interprète ? »

Devinant immédiatement le sens de cette intervention si courageuse, notre Lorrain s'emploie de son mieux à excuser la feinte étourderie de son compatriote que ces quelques mots viennent de lui révéler sous cet affreux déguisement.

Il attend néanmoins et est enfin conduit devant le sous-lieutenant en l'absence du capitaine qui vient de repartir.

Le jeune officier l'interrompt durement dès les premières paroles :

« Que voulez-vous ! Le capitaine est déchaîné à la suite de l'attaque dont il a été victime... Il m'a, en conséquence, donné l'ordre d'incendier Beurey, Couvonges et Mognéville et d'y fusiller tous les hommes. C'est fait pour Beurey... C'est fait pour Couvonges... »

Malgré cette révélation, Me Rouy continue de parlementer, décidé de lutter jusqu'au bout, allant même jusqu'à insinuer que ces exécutions de populations innocentes pousseraient tous les hommes vers les rangs des F.F.I., ce qui n'était pas l'intérêt de l'armée allemande. L'officier demande alors:

« Où habitez-vous ? »

« Au coin, là-bas » répond Me Rouy, désignant de la main le fond de la rue.

« Bien ! puisque vous êtes Lorrain, vous ne serez pas fusillé, et votre maison sera épargnée. »

« Non, Monsieur le Lieutenant, cela ne m'est pas possible; mon sort ne peut être différent de celui de mes camarades... Je vous en remercie néanmoins... mais, vous-même, à ma place, j'en suis persuadé, n'agiriez pas autrement… Mes compagnons ne sont d'ailleurs pas plus coupables que moi. Je m'en porte garant avec le Maire, si vous le voulez bien ! »

L'officier réfléchit… Puis, se raidissant :

« Il ne me reste donc qu'à prendre la responsabilité de ne pas exécuter l'ordre qui m'a été donné ! Soit, malgré tous les risques que cela comporte pour moi, j'y consens, mais le Maire restera comme otage avec dix hommes de la commune qu'il désignera. »

Me Rouy balbutie des remerciements tente encore de sauver une vie de plus en parlant de dix otages dont le Maire, mais durement, l'officier lui fait remarquer :

« Chez nous, dix et un font onze. »

Me Rouy s'excuse mais ne se retire pas sans avoir encore une fois essayé de sauver ceux qui restent. Et tout en exprimant au lieutenant ses regrets de ce qu'il était advenu à son chef, l'assure que les hommes du maquis n'ont rien de commun avec les braves gens d'ici.

« Il se pourrait d'ailleurs, ajoute-t-il, que vous subissiez d'autres attaques de la part du maquis, mais j'ose espérer que dans ce cas, vous n'en rendriez pas nos otages responsables. »

« C'est entendu, concède l'officier; les otages ne seront fusillés que dans le cas où, dans le village même, il se produirait le moindre incident... Toutefois, j'exige que tout le surplus de la population se retire sur les hauteurs à l'est du village. »

Est-ce terminé ? Non !

Me Rouy obtient encore que soit accordée la permission de retirer des maisons les choses indispensables au séjour de tous au grand air.

L'entretien est soudainement interrompu par l'arrivée d'une voiture automobile qui accapare le lieutenant... et personne n'a l'ordre d'exécuter ses décisions.

C'est alors que Me Rouy saisit par le bras un sous-officier présent à l'entretien et le prie d'exécuter l'accord intervenu, mais ce dernier s'y refuse n'en ayant pas été chargé. Un deuxième sous-officier a assisté, lui aussi, à la discussion. Après bien des hésitations, tous deux consentent, finalement à suivre Me Rouy qui regagne rapidement la Mairie.

Durant son absence qui a duré près de deux heures, certains captifs se sont évadés, brisant dans leur précipitation une vitre, ce qui a attiré l'attention des gardiens. Ceux-ci dévissent leurs grenades au moment précis ou Me Rouy fait sa réapparition escorté des deux sous-officiers.

Il relate brièvement le résultat de son entrevue.

M. Poinot, très calme, exhorte au courage ses administrés et fait appel aux volontaires, car il se refuse catégoriquement à désigner les otages.

Quatre anciens combattants de la guerre de 1914-1918 se présentent…

Et c'est ensuite la scène combien émouvante des adieux des libérés à ceux qui doivent demeurer. De grosses larmes coulent le long des joues de la plupart des témoins… Et M. Poinot de répondre à l'un d'entre eux fort ému :

« Moi, je ne pleure pas ! Je veux bien qu'on me fusille tout de suite pour sauver la commune. »

Nous quittons précipitamment la salle. Chacun rentre chez soi dans l'intention de sauver encore quelques précieux objets.

Me Rouy se dispose à pénétrer chez lui quand l'homme au vélomoteur l'interpelle :

« Vous avez dix minutes pour déménager... passé ce délai nous tirons. »

Me Rouy court successivement dans toutes les directions transmettre ce dernier ordre.

Il est 6 heures !

Tous rejoignent leurs familles dans les bois.

Dans la soirée, alors que chacun prépare hâtivement un abri pour la nuit, parvient la nouvelle de la mort de MM. Mallet et Lacotte sauvagement massacrés sous les yeux atterrés de leurs femmes et de leurs enfants.

Mme Mallet n'ayant pu se contenir devant l'horreur de cette scène a été atteinte de deux balles au foie. Elle devait mourir trois semaines plus tard à l'hôpital de Saint-Dizier.

Les otages sont prisonniers jusqu'au départ des Allemands qui s'effectue dans la nuit. C'est avec joie que leurs camarades les retrouvent au petit jour.

La plus grande partie de la population passe deux jours et deux nuits dans la campagne et ne rentre au village que le jeudi soir 31 août à l'arrivée des premières voitures américaines.

Chacun peut alors se rendre compte du martyre enduré par les communes voisines. L'Allemand n'a pas menti: les ordres du capitaine ont bien été exécutés à Couvonges, Beurey et Robert-Espagne.

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